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Les "beaux dimanches de Boulogne" avec Daniel-Henry Kahnweiler et les artistes avant-gardistes
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Printemps 1923. Passé l’austère façade en brique du 12, rue de la Mairie – actuelle rue de l’Ancienne-Mairie –, l’agitation règne. Comme chaque dimanche depuis qu’ils ont emménagé ici deux ans plus tôt, le marchand d’art Daniel-Henry Kahnweiler (1884-1979) et son épouse Lucie reçoivent leurs amis artistes et intellectuels d’avant-garde. Les convives se sont installés aux tables dressées dans le jardin baigné dans une douce chaleur printanière d’où l’on entend, par les fenêtres de la bibliothèque laissées grandes ouvertes, la mélodie que joue Erik Satie au piano. On discute, on joue aux échecs.
Le sculpteur Jacques Lipchitz a répondu présent, le jeune André Malraux est venu, on attend encore Pablo Picasso, qui a souvent décliné l’invitation mais qui, cette fois, a promis de venir. Daniel-Henry Kahnweiler, assis sur une chaise au fond du jardin, regarde ce petit monde avec fierté. N’est-ce pas lui qui a réuni ces artistes, qui les a soutenus et sans doute rendus célèbres ? Et quel travail pour en arriver là ! Chemin faisant, son esprit s’éloigne, et il se souvient de ses promenades enfantines en Allemagne avec son grand-oncle, qui lui a donné le goût de la peinture et de la musique. Il se revoit arriver à Paris en 1904, arpenter les salles du Louvre, fréquenter les impressionnistes et se découvrir une vocation de marchand d’art. Lui reviennent en mémoire l’ouverture, en février 1907, de sa petite galerie d'à peine quatre mètres sur quatre, rue Vignon à Paris, puis ses rencontres quelques mois plus tard avec Georges Braque, Fernand Léger et Pablo Picasso, faisant de lui le "marchand des cubistes".
1914 : la guerre bouleverse sa vie à jamais
Tiré de ses rêveries par la conversation enflammée entre Max Jacob et Antonin Artaud, Kahnweiler porte alors son regard vers Lucie, qui traverse le jardin dans sa direction après avoir laissé sa sœur Louise – il s’agit en réalité de sa fille naturelle –, en grande discussion avec l’écrivain Michel Leiris. Ah sa douce Lucie, rencontrée à Paris en 1904, et dont la famille s’était opposée à leur relation... Que d’adversités surmontées à ses côtés !
C’est ensemble qu’ils avaient fui en Suisse après la déclaration de guerre en août 1914. Alors en vacances à Rome, et refusant son ordre de mobilisation dans l’armée allemande pour ne pas avoir à combattre la France, son pays d’adoption, Kahnweiler s’était réfugié à Berne. Il avait alors délaissé le commerce de l’art pour se consacrer à des études philosophiques. Ne pouvant se résoudre à prendre position pour l’un ou l’autre pays, il était dès lors considéré comme déserteur en Allemagne et comme un ennemi en France. À ce titre, sa galerie rue Vignon et ses biens avaient été séquestrés. Si bien qu’à son retour en France, après l’armistice et son mariage avec Lucie en Suisse le 2 juillet 1919, il s’était associé à André Simon pour ouvrir, sous le nom de ce dernier, une nouvelle galerie au 29 bis, rue d’Astorg, dans le 8e arrondissement.
Bientôt, il avait dû faire face à une nouvelle épreuve : la liquidation des biens allemands séquestrés pendant la guerre. Bien sûr, Kahnweiler avait pu compter sur ses amis, achetant pour son compte quelques pièces auxquelles il tenait tout particulièrement, mais l’essentiel des tableaux avait été bradé. Et, en mai 1923, c’était ses biens propres qui étaient cette fois liquidés.
Mais qu’importe ! Voilà qu’arrive enfin Picasso tandis que Juan Gris, venu en voisin – sur les conseils du couple Kahnweiler, il a quitté le Bateau-Lavoir l’année précédente pour s’installer au n°8 de la rue de la Mairie –, met en marche le phonographe et donne une leçon de danse aux jeunes femmes présentes à ce qu’il est désormais convenu d’appeler les "beaux dimanches de Boulogne".
En 1926, le salon dominical n’accueillera plus que quelques fidèles et la mort prématurée de Juan Gris, le 11 mai 1927, mettra fin à ces réunions festives qui marquèrent durablement la ville de leur empreinte créatrice.